Thomas,
Comme demandé dans mon mail précédent, update ASAP la V3 du PowerPoint concernant la nouvelle propale.
Yves
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Hey Yves,
Sauf erreur de ma part, tu as reçu ledit PPT mis à jour dans mon mail de ce matin.
Bien à toi,
Thomas
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Tu n’es pas sans savoir que le document doit être déposé dans notre serveur partagé. Merci de prendre en compte cette good practice pour les prochaines fois.
Yves.
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Combien de micro-agressions dans cet échange de mails ? Yves (cet échange est un assemblage de plusieurs témoignages) en reconnaît deux, quand Thomas pense en avoir essuyé une demi-douzaine. Travaillant à distance, aucun d’eux ne fera part à l’autre de ces expressions perçues comme des perfidies. A l’heure du télétravail de masse, ces incivilités numériques sont de plus en plus courantes. Et en ce 316e jour de « full remote », vous vous sentez vacciné face à ces petites attaques quotidiennes.
Ou plutôt vous croyez l’être. En relisant le mail envoyé ce matin, vous comprenez avec stupeur que vous avez, vous aussi, adopté les formules passives agressives qui vous irritaient tant il y a quelques mois. Des mots trop souvent en majuscule ou des points de suspension qui se multiplient, et c’est tout votre message qui prend un ton tantôt excédé, tantôt dramatique, tout dépendra de l’humeur de votre correspondant. Car le diable se cache dans les détails. Entre « Je n’ai pas vu ta mise à jour » et « Je n’ai pas vu ta mise à jour… », la nuance est de taille.
« On écoute ! »
Vous pouvez toutefois vous consoler en vous disant que vous n’êtes pas seul à avoir perdu votre courtoisie outlookienne. Selon le baromètre de la santé au travail réalisé par OpinionWay pour Empreinte Humaine publié fin 2020, un tiers des personnes interrogées ont remarqué que les majuscules, les polices en gras ou plusieurs points d’exclamation dans les messages étaient davantage utilisés depuis le début de la crise sanitaire.
Ici ou là, on constate l’absence d’un « bonjour », parfois d’un « merci » ou le recours accru au franglais car « oui, c’est quand même bien pratique ». L’anglais, « marque d’une appartenance professionnelle » est devenu une sorte de langue neutre, nous confiait la sociologue Agnès Vandevelde-Rougale dans un récent article. La situation est pire quand on passe du mail à la messagerie instantanée. Les échanges informels sur Teams, Skype ou autre Slack ont autant favorisé la rapidité des échanges, que leur impolitesse. « Envoie-moi les résultats du T3 stp ».
Autre incivilité numérique répandue à l’ère du télétravail : l’absence d’écoute pendant les visioconférences. Une personne a la parole. Son discours devient un poil long et on voit le visage d’un participant changer de couleur, sous l’effet de la brillance du site e-commerce sur lequel il navigue (attention aux porteurs de lunettes !). On entend un autre taper au clavier. Encore un autre couper sa caméra, pensant que son avatar numérique fera bien office d’auditoire attentif. L’orateur déjà las de parler face à un écran doit s’accommoder du léger doute de n’être pas écouté. Un sentiment partagé par sept personnes sur dix qui constatent que pendant les réunions à distance, plusieurs personnes n’écoutent pas ou font autre chose.
Le conseil de la présidente de la BCE
Si vous en êtes victime, que ce soit à distance ou en physique, faites comme Christine Lagarde (qui d’ailleurs pense que cette impolitesse touche davantage les oratrices que les orateurs) : tapez sur votre micro et tancez votre auditoire d’un : « On écoute ! ».
Tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime
Fort heureusement, nos journées ne sont pas remplies que de ces moments de rudesse. Toutefois il est indéniable que le télétravail a tendu les relations interprofessionnelles : 48 % des salariés estiment que leurs clients sont plus agressifs depuis la crise du Covid-19, suivis par leurs collègues puis leurs managers. Cela prend la forme d’une impolitesse dans un mail ou d’une remarque inappropriée lors d’une visioconférence. Un télétravailleur sur trois dit en avoir fait les frais concernant sa décoration intérieure ou son style vestimentaire.
Le télétravail met également les salariés face à leur crainte de paraître dilettante aux yeux du management. Le baromètre d’Empreinte Humaine observe que la mise en copie des chefs s’est multipliée ces derniers mois : 49 % des personnes interrogées voient plus souvent passer des mails dont l’unique but serait de manifester une activité aux yeux de la hiérarchie.
A savoir que cette suspicion est largement intégrée par les salariés eux-mêmes. 55 % d’entre eux pensent que des personnes abusent lorsqu’elles sont en travail à distance. Ce qui montre que les enjeux de ces nouvelles formes de travail numérique ne se trouvent pas tant dans la réussite technologique que dans les usages et les comportements humains.
Le télétravail ne favorise pas le règlement des conflits
Au-delà du télétravail, le contexte sanitaire et économique ne favorise pas des relations apaisées. Côté managers, sous l’effet d’une date butoir qui approche, d’une clôture de compte ou d’une réunion imminente avec le PDG, il n’est que trop facile de se laisser aller à une phrase qui sera perçue comme offensante. Bien souvent, les vexations engendrées ne sont pas détectables à distance. Huit managers sur dix disent qu’il est plus difficile de repérer les signaux de détresse psychologique à distance, selon les chiffres du baromètre. Le salarié va ruminer sa rancoeur et sa frustration de ne pas avoir pu mettre la situation au clair. Le mal s’installe et les cicatrices laissées à vif dans les relations sociales professionnelles se multiplient.
Car on le sait, le télétravail ne favorise pas le règlement des conflits . « S’ils sont laissés sans suite, ils augmentent en intensité voire délitent les relations jusqu’à franchir un point de non-retour, explique Christophe Nguyen, psychologue du travail et fondateur d’Empreinte Humaine. Il est utopique de penser que le retour sur site se fera comme avant. Chaque individu n’aura pas vécu le même confinement et chacun reviendra avec des différences de perception et d’impacts émotionnels. »
Si auparavant, une mise au point à l’imprimante permettait la plupart du temps de repartir sur de saines bases, désormais ça s’enkyste. Et comme l’a écrit Jacques Salomé, psychosociologue : « Sachant que tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime, il est souhaitable de favoriser l’expression au-delà de l’émotion, ou du retentissement. Cette pratique permettra d’éviter quelques somatisations, du stress et de l’angoisse. »
Une remarque qui vient s’ajouter à un contexte anxiogène
Dans ce contexte, le vide laissé par les échanges sociaux est rempli par les discussions « travail ». Et souvent rien que « travail ». Une fois la journée terminée, peu de salariés ont envie de prolonger leur temps d’écran par un apéro numérique. Hors pandémie, des collègues auraient quitté les locaux ensemble, jusqu’au métro ou à la voiture, parlant de tout et de rien.
Ces relations professionnelles réduites à leur stricte nécessité font que certains salariés éprouvent le sentiment d’être devenus des « machines à produire ». D’ailleurs, le baromètre révèle que certains (47 %) se sentent contrôlées par les outils numériques : voyant de connexion, horaire d’envoi de mail, etc. A ce titre, presque la moitié considère la webcam comme une forme d’intrusion dans leur vie personnelle. Une situation qui alerte Caroline Diard, enseignante à l’EDC Paris Business School. « Le confinement a vu se développer les réunions où il est parfois demandé aux collaborateurs de mettre leur caméra – alors que les recommandations de la Cnil vont à l’inverse – et certaines tranches de vie au travail sont désormais enregistrées, sans garde-fou, ni garantie », explique la chercheuse qui travaille actuellement sur le « vidéoflicage ».
Source : Les micro-agressions sont devenues le quotidien des télétravailleurs